C'est peu de le dire: entre licenciements massifs et brutaux et démissions bruyantes et inquiétantes des équipes chargées de la sécurité de la plateforme, les premières semaines de règne d'Elon Musk sur un Twitter qu'il a ravalé et ravagé de fond en comble pour 44 milliards de dollars (42,5 milliards d'euros) ne sont pas un fleuve tranquille.
L'une des décisions les plus emblématiques du par ailleurs patron de Tesla et SpaceX a été de bouleverser le processus de certification des comptes sur la plateforme. Jusqu'ici, l'obtention du petit macaron bleu accolé au nom du compte pour garantir son caractère officiel nécessitait une vérification d'identité et n'était réservé qu'à certains abonnés –entreprises, personnel politique, journalistes, célébrités, etc.
C'était, bien sûr, la manière la plus simple et évidente, pour les anciennes équipes dirigeantes de la plateforme, d'endiguer la vague de comptes faux et parodiques qui pouvait faire fuir marques, annonceurs et personnalités.
Mais Elon Musk, qui a besoin de très vite combler l'énorme dette qu'il a créée (et le paiement des intérêts) lors du rachat d'un nouveau jouet qui a toujours peiné à être profitable, a besoin de créer du cash flow. Et s'il veut éviter la banqueroute qu'il envisage publiquement, il en a besoin vite.
À lire aussiLe A-10 Warthog, l'un des avions de combat les plus «badass» de tous les temps
Alors très rapidement –et apparemment sans réfléchir–, il a permis à toutes celles et ceux qui le désiraient, contre un abonnement à 8 dollars par mois à Twitter Blue, de voir leurs comptes dotés de ce désirable petit macaron bleu. «Pouvoir au peuple», s'exclamait-il, comparant l'ancien système de certification au monde féodal des «seigneurs et paysans».
— Elon Musk (@elonmusk) November 1, 2022Twitter’s current lords & peasants system for who has or doesn’t have a blue checkmark is bullshit.
Power to the people! Blue for $8/month.
Le tout sans aucune vérification, sinon que le compte en question ait bien 8 dollars à verser avec un quelconque moyen de paiement. Il ne faut pas être rocket scientist pour deviner le chaos et la confusion qu'une telle politique pouvait engendrer.
Les annonceurs, qui se sont mis à stopper en masse leurs campagnes publicitaires sur Twitter, l'ont très bien compris –jusqu'à pousser Musk à passer par SpaceX, qui a curieusement investi dans de la pub sur la plateforme, pour rattraper un peu de sa propre gaffe.
La décision de laisser tomber ces vérifications a eu d'autres conséquences. Immédiatement, son abyssale bêtise s'est fait jour: une armée de plaisantins et de blagueuses a créé de faux comptes officiels «certifiés», qui ont fait quelque vrais dégâts, très tangibles.
Un vrai-faux George W. Bush à macaron officiel a ainsi affirmé que «tuer des Irakiens lui manquait», ce à quoi un faux-vrai Tony Blair répondait «Moi aussi, pour être honnête». Elon a quant à lui été imité par des dizaines de simili-Musk. Le véritable acheteur de la plateforme est finalement intervenu afin de bannir les comptes concernés.
La blague à 16 milliards
Les marques et grandes entreprises n'ont pas été épargnées; et les choses, sur un plan légal, devraient doute beaucoup se corser. Avec tous les atours de la certification officielle, un parfaitement faux compte de la marque Chiquita, considérée comme «la mère des républiques bananières», a ainsi annoncé l'initiation d'un coup d'État au Brésil, forçant le véritable compte à un drôle de démenti.
Thank you Elon, it has all been worth it for this. pic.twitter.com/yehQouh6rA
— Ryan Lackey (@octal) November 11, 2022
Lockheed Martin, géant américain de l'armement, a quant à lui proclamé arrêter ses ventes d'armes à l'Arabie saoudite, à Israël et même aux États-Unis, pour des raisons liées au respect des droits humains. Il s'agissait également, bien entendu, d'une vanne, coûteuse s'il en est.
Lockheed Martin $15 Billion or so loss in market cap, too, after an announcement via a fake, verified account, that “ we will begin halting weapons sales to Saudi Arabia, Israel, and the United States until further investigation into the record of human rights abuses.” pic.twitter.com/oJY0qHPjBy
— Mr. Tshweu (@TshweuMoleme) November 12, 2022
Exemple le plus fort, le plus stupéfiant de ce chaos: un faux compte du mastodonte pharmaceutique Eli Lilly a clamé que l'insuline serait désormais gratuite aux États-Unis, où le jeu du marché fait qu'elle peut coûter plus de 1.000 dollars par mois à une personne malade.
— Eric Feigl-Ding (@DrEricDing) May 6, 2021Insulin was invented ~100 years ago, and its patent sold for $1.
“Do you know the reason why [insulin is] $1,000 with insurance?” ~@AOC
There is no reason for insulin to cost $21 in Canada for a 10 ml bottle, while it costs a mortgage payment in the US.pic.twitter.com/K5XRJDTpJq
Hautement politique et très sensible aux États-Unis, la question du prix de l'insuline, un produit basique et accessible dans la plupart des pays du monde, est par conséquent revenue sur la table, mettant Eli Lilly dans une position des plus délicates et l'obligeant à démentir, au travers d'un post sur son véritable compte officiel cette fois, ce qui semblait être une nouvelle extrêmement positive.
— Gurbaksh Singh Chahal (@gchahal) November 11, 2022What could possibly go wrong?
For $7.99, a fake @verified Eli Lilly and Company account, not the official (@LillyPad) account, began tweeting messages informing people that "insulin" is now free.
Are we still calling @TwitterBlue, a "genius rollout"? pic.twitter.com/qixP1ihH3B
Mais sur les marchés financiers, sensibles à la moindre rumeur, le mal était fait. De la même manière que le faux tweet de Lockheed Martin semble avoir sérieusement entamé le cours de l'action de la firme de défense, le laboratoire (comme ses actionnaires) a perdu gros dans les minutes suivant son annonce pourtant fictive, avec un gadin entamant sa capitalisation boursière de 16 gros milliards de dollars.
— Rafael Shimunov is on Mastodon (@rafaelshimunov) November 11, 2022Did Twitter Blue tweet just cost Eli Lilly $LLY billions?
the shares of Eli Lilly tanked & loss billions after a tweet from a fake account verified by Twitter …imagine if someone had short the shares earlier & only cost $8 to verify that fake account. @elonmusk won’t understand until someone does it to Tesla pic.twitter.com/z93K2OMuFj
— Tan Keng Liang (@tankengliang) November 12, 2022
Ce qui a pu être vu comme un mélange d'humour coûteux et d'activisme politique pose également de vastes questions sur une possible manipulation des marchés. En «shortant» l'action Eli Lilly avant que la rumeur ne soit lancée et que tout ne se casse la gueule, donc en spéculant sur une baisse qu'ils auraient pu eux-même provoquer pour quelques dollars, des investisseurs malicieux auraient ainsi pu empocher de juteuses sommes.
À lire aussiEn Corée du Nord, une drôle de fashion week cornaquée à 100% par le pouvoir central
La U.S. Securities and Exchange Commission (SEC), gendarme américain des marchés financiers, a longtemps eu maille à partir avec Elon Musk, dont les tweets incontrôlés autour de Tesla ont, dès 2018, pu être considérés comme des manipulations pures et simples du marché. L'homme a ainsi vu le régulateur se pencher sévèrement sur son cas et, notamment, le forcer à faire contrôler ses publications avant qu'elles ne soient publiées sur la plateforme.
Il est probable que la même SEC soit donc très attentive à ce qui se déroule en ce moment sur Twitter et décide de taper sérieusement du poing sur la table. En attendant, comme l'aveu d'un échec et d'une réflexion à très courte vue, Twitter Blue a été mis en pause.
Il est aussi probable que les sociétés touchées par ces plaisanteries à plusieurs milliards de dollars aient quelques mots fort peu amènes à dire au nouveau taulier du petit oiseau bleu. Après tout, Elon Musk est seul artisan de ce marasme: qui sait s'il ne pourrait pas être considéré comme personnellement responsable de ces pertes, entraînant potentiellement Tesla dans sa chute.